Dans la sous-région du Grand Mékong, les pays font face à des défis de taille en santé publique : combattre les maladies non-transmissibles, de plus en plus prégnantes, et poursuivre l’objectif d’éradication des pandémies. Pour faire prospérer ces ambitions, l’aide internationale est primordiale.
Les 10 et 11 juin, L’Initiative organise des rencontres régionales, à Bangkok, pour dialoguer avec ses partenaires sur les enjeux liés à la lutte contre les pandémies, en Asie du Sud-Est, et créer des synergies entre les principaux acteurs de la zone.
À cette occasion, Patrice Piola reviendra sur les enjeux de santé dans la sous-région du Grand Mékong qu’il connaît bien. Cette zone rassemble le Cambodge, le Laos, le Myanmar, la Thaïlande et le Vietnam, des pays à l’histoire et aux réalités modernes diverses, qui font face aujourd’hui à un « double fardeau » commun de santé publique, associant pathologies de pays développés et de pays en développement.
Ce médecin épidémiologiste s’appuie sur 25 ans d’expérience (notamment à Médecins sans frontières et à l’Institut Pasteur) en gestion de programmes médicaux et en recherche opérationnelle. Il a récemment coordonné un programme de recherche sur le paludisme en zone forestière au Cambodge, avec le soutien de L’Initiative.
Patrice Piola
Médecin épidémiologiste comptant 25 ans d’expérience (notamment à Médecins sans frontières et à l’Institut Pasteur) en gestion de programmes médicaux et en recherche opérationnelle.
Quels sont les enjeux de santé publique communs aux pays du Grand Mékong ?
En termes de santé publique, ce sont des pays à revenu intermédiaire, à la population plus urbanisée qu’autrefois. Les maladies non transmissibles comme le cancer, le diabète et les maladies cardio-vasculaires sont désormais celles qui tuent le plus. Elles touchent près de 60 % de la population, un taux avoisinant celui des pays les plus développés. Pour autant, les problèmes de pays en développement demeurent prégnants : l’accès aux soins, notamment dans les zones rurales, la santé maternelle et infantile, et les maladies infectieuses comme la tuberculose, le paludisme, et le VIH-sida. On parle d’un « double fardeau » de santé publique pour ces pays qui doivent lutter contre les deux types de pathologies – qui parfois s’aggravent mutuellement comme le diabète et la tuberculose. S’ajoute à cela un troisième enjeu majeur : la préparation aux pandémies.
En quoi ces pays ont-ils un rôle clé à jouer dans la préparation aux pandémies ?
La région du Grand Mékong possède une biodiversité d’une richesse colossale, mise à mal par le changement climatique et l’urbanisation. Cette situation constitue un creuset favorable à des maladies comme la grippe aviaire et la Covid, mais aussi le virus Zika, le chikungunya ou la dengue. La Thaïlande est dotée d’un réseau de diagnostic et de laboratoires très efficace, qui la place à la pointe de la détection des maladies émergentes. L’aide internationale reste cependant indispensable pour la soutenir et aider les autres pays de la région à progresser.
Si les maladies non transmissibles sont aujourd’hui le facteur principal de mortalité, faut-il se focaliser sur les maladies infectieuses comme le paludisme, le VIH-sida et la tuberculose ?
On perçoit les fruits des efforts immenses faits ces dernières années. Le paludisme, par exemple, ne tue plus qu’une dizaine de personnes par an dans la région du Grand Mékong. Mais la région a vu émerger quasiment toutes les résistances aux médicaments antipaludiques, à la chloroquine et au fansidar dans les années 1950-1970 et plus récemment à l’artémisinine. Cette résistance peut faire des ravages si elle se propage dans les pays plus durement touchés par le paludisme en Afrique subsaharienne. La volonté internationale est donc de « terminer le boulot » et d’éradiquer tout simplement le paludisme dans la région du Grand Mékong, afin de voir le bout des efforts colossaux qui ont été faits.
Comment y parvenir ?
Pour la tuberculose, les populations les plus à risque sont les plus pauvres, les enfants et les personnes âgées, les détenus, les migrants et les personnes vivant avec le VIH-sida. Il faut prévoir un dépistage dans ces populations pour traiter chaque cas.
Mettre en place un système de surveillance et de lutte efficace est possible, mais cela repose sur un réseau de médecins, de soignants et de laboratoires, de proximité, au plus près de la population. Il faut des médecins bien formés pour détecter les signes cliniques de chaque maladie, des laboratoires pour conduire les tests et des systèmes d’information pour remonter les données au niveau national et international.
Comment faire progresser les infrastructures de santé dans le Grand Mékong ?
Les besoins sont similaires mais chaque pays est à un stade différent. La Thaïlande a aujourd’hui un système de santé de haute qualité. Le Vietnam, qui connaît un développement économique très rapide, est en train de renforcer son système de santé, particulièrement dans les zones rurales. Le Cambodge et le Laos progressent, mais ont encore besoin de soutien pour renforcer leurs réseaux d’hôpitaux et de centres de santé. Le Myanmar est un cas à part, qui fait face à une dégradation de sa situation sanitaire, en raison du contexte politique.
L’enjeu commun à tous ces pays est d’assurer l’accès aux soins à l’ensemble de la population – notamment dans les zones rurales –, avec un maillage efficace de grands hôpitaux régionaux, de centres de santé locaux et d’agents communautaires. Il faut donc former suffisamment de médecins et de personnels soignants et les répartir sur tout le territoire avec un matériel adéquat et des laboratoires fiables. Les agents communautaires jouent un rôle vital dans les villages les plus isolés, donc leur correcte rémunération est fondamentale.
Quels phénomènes peuvent remettre en cause l’accès de tous aux soins ?
Le prix. En effet, l’équité de l’accès aux soins est importante. La Thaïlande – et dans une moindre mesure le Vietnam – dispose d’infrastructures de santé de si haute qualité que le pays connaît aujourd’hui un phénomène de tourisme médical, avec des soins privés certes moins chers qu’en Europe, mais inaccessibles à la majorité de la population. Une offre de soins gratuite, de qualité, et accessible aux habitants des zones rurales est indispensable. Cela a un coût significatif pour un ministère de la Santé et l’aide internationale reste donc nécessaire.
Dans le cadre de la lutte contre le VIH-sida et la tuberculose, comme dans le cadre des problèmes de santé mentale encore tabous dans la région, il faut lutter contre la stigmatisation des patients : des personnes qui ont honte de leur maladie risquent de ne pas oser se faire soigner et de la propager ainsi davantage. Là encore, le travail des agents communautaires est clé pour faire passer les messages essentiels.
Que peut faire l’aide internationale pour soutenir ces pays au mieux ?
Nous constatons aujourd’hui que l’aide internationale a tendance à se réorienter vers d’autres pays aux besoins plus criants, laissant les pays du Grand Mékong arbitrer lorsque la part de l’aide diminue. Pourtant, les pays de la zone, notamment le Cambodge et le Laos, ont encore grandement besoin d’aide pour ne pas baisser la garde face aux grandes pandémies. L’idée n’est pas de se substituer aux ministères de la Santé des pays concernés, mais plutôt de mener des projets pilotes, comme nous l’avons fait, avec le soutien de L’Initiative, sur le paludisme en milieu forestier au Cambodge. On met en lumière un problème, en proposant une approche préventive et thérapeutique, et si elle fonctionne, on propose au gouvernement de la déployer à plus grande échelle. En tant que médecin de terrain, c’est ainsi que je me sens utile.
Les maladies non transmissibles et les pandémies nécessitent-elles encore d’autres moyens ?
Oui, les traitements les plus innovants contre le diabète, les maladies cardiovasculaires ou le cancer sont très coûteux, souvent hors de portée de ces pays. Quand des pandémies comme celle du Covid nécessitent d’envoyer des personnes en réanimation, il faut des compétences et du matériel qui sont également très chers. Les pays du Grand Mékong doivent donc arbitrer avec un budget de santé par habitant bien inférieur à la moyenne mondiale.
Peut-on s’appuyer sur les nouveaux outils technologiques pour faire progresser la recherche et l’accès aux soins ?
La télémédecine et l’intelligence artificielle peuvent être d’excellents outils d’aide au diagnostic, notamment dans les zones rurales les plus enclavées : les médecins qualifiés sont parfois loin, mais Internet est disponible à peu près partout, alors autant en profiter. Dans une perspective One Health, les technologies sont également très utiles pour renforcer la circulation et l’analyse des données entre différents groupes de métiers, (vétérinaires, écologues et médecins) et ainsi repérer les facteurs favorisant l’émergence des maladies. C’est un enjeu crucial, dont la plupart des ministères n’ont pas vraiment le temps de s’occuper et que la communauté internationale pourrait aider à développer.