On a coutume de dire, en parlant de L’Initiative, qu’elle permet de mieux « articuler le multilatéral et le bilatéral », mais qu’entend-on exactement par ces mots ? Les dix ans de L’Initiative sont une belle occasion de réfléchir sur son évolution et de nous interroger collectivement sur les ressorts de cette fameuse dichotomie entre le bilatéral et le multilatéral. Retours sur ces dix ans avec Stéphanie Tchiombiano.
Une montée en puissance progressive
Ce qui interpelle en premier lieu, lorsqu’on porte un regard rétrospectif sur L’Initiative depuis sa création en novembre 2011, c’est évidemment sa montée en puissance progressive, sur le plan financier (avec le basculement progressif de 5 % à 9 % de la contribution française au Fonds mondial) et sur le plan opérationnel (avec plus de 10 000 jours d’expertise et une vingtaine de nouveaux projets financés en 2020). Mais ce qui me marque encore plus, en tant qu’ancienne coordinatrice, c’est l’évolution de l’équipe (et je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour les petits bureaux où L’Initiative a fait ses premiers pas). Au-delà de la simple gestion d’un dispositif d’assistance technique, il me semble que ce qui caractérise aujourd’hui L’Initiative, c’est sa capacité à recruter des profils diversifiés, à générer une expertise interne et à former les nouvelles générations sur les enjeux internationaux de santé. Elle crée en quelques sortes un « vivier » pour la santé mondiale de demain.
En dix ans, L’Initiative n’aura cessé de dépasser les frontières
L’Initiative aurait pu se contenter de mobiliser efficacement des experts pour appuyer l’accès et l’efficacité des financements du Fonds mondial, mais elle est allée bien au-delà, en participant à la structuration de ce réseau d’expertise et à la formation des consultants. Elle a ainsi organisé des moments de rencontres entre expertes et experts, et stimulé la féminisation de ce réseau. L’Initiative a activement participé à l’émergence d’une expertise locale, en promouvant par exemple la systématisation de binômes d’experts (regroupant un expert « local » et un expert « international »).
L’Initiative aurait pu se contenter de lancer des appels à projets sur le sida, la tuberculose et le paludisme, mais elle est allée bien au-delà. Elle a donné une place importante aux projets de recherche – et sur ce plan, elle est bien « en avance » sur le Fonds mondial – tout tout en créant des synergies entre pays et entre projets. Plutôt que de concentrer systématiquement ses financements sur les porteurs de projets les plus expérimentés, comme le font la majorité des bailleurs, L’Initiative a renforcé les capacités de certains porteurs de projets qu’elle estimait moins solides.
L’Initiative aurait pu se contenter de mesurer l’efficacité de son action, mais elle est allée bien au-delà, en organisant des dispositifs de capitalisation croisée entre les porteurs de projets, en diffusant régulièrement ses analyses lors de conférences thématiques ou en créant des lieux et des moments de réflexion collective. Je pense par exemple aux sujets des observatoires de l’accès aux soins ou de la santé sexuelle et reproductive.
Bien sûr, le chemin est encore long, et ces tentatives n’ont pas toujours pleinement abouti, mais cette triple dynamique (stimuler, relier, accompagner) est aujourd’hui profondément ancrée au cœur du dispositif. On peut critiquer cette évolution, considérer qu’elle n’est pas conforme à ce qui était le « mantra » de L’Initiative à sa création (l’orientation à la demande), mais on peut aussi s’en réjouir. De fait, L’Initiative fait bien plus que répondre à une demande technique. Aujourd’hui, elle prend la parole, elle porte certaines valeurs, elle fait finalement des choix politiques (au sens noble du terme).
L’Initiative est évidemment un moyen de réintroduire du bilatéral dans le multilatéral…
C’est un peu comme si, en retenant une partie de sa contribution financière au Fonds mondial pour le dispositif, la France tenait à réaffirmer sa présence en tant qu’État-nation sur la scène de la santé mondiale. L’Initiative peut être analysée comme un moyen pour la France de renforcer son influence au niveau multilatéral de différentes manières.
D’abord, elle renforce la visibilité de l’implication française dans le Fonds mondial. Chaque mission d’expert sur le terrain est aussi l’occasion de rappeler l’importance de l’investissement français, sur les scènes nationales, au sein des CCM et auprès des acteurs de terrain.
L’Initiative concentre par ailleurs ses efforts sur les pays prioritaires de l’APD française. Elle participe ainsi à une forme de rééquilibrage des priorités stratégiques du Fonds mondial, en renforçant les capacités des acteurs francophones, en portant l’attention sur les « pays qui comptent » pour la France, même s’ils ne figurent pas forcément parmi les pays les plus touchés par les trois pandémies.
Ensuite, L’Initiative renforce la position de la France dans les arènes de la santé mondiale sur le terrain, mobilisant les postes et surtout les conseillers régionaux en santé mondiale des ambassades de France. Elle renforce les capacités de ces derniers à créer des alliances, elle leur redonne une place centrale dans les négociations sanitaires locales, y compris lorsqu’ils n’ont quasiment pas (ou plus) de financements bilatéraux en santé. Elle peut contribuer ainsi, d’une certaine façon, à raffermir les relations bilatérales d‘État à État.
Enfin, L’Initiative porte certains messages de la diplomatie française, lorsqu’elle demande par exemple à chacun des experts qu’elle envoie sur le terrain de suivre, avant le départ, un webinaire sur le genre, ou lorsqu’elle cible ses appels à projet sur le renforcement des systèmes de santé ou sur les populations marginalisées. Ces gestes qu’elle pose sont une façon d’envoyer un signal à la communauté internationale, de porter certains messages de la France sur la scène internationale et de les décliner opérationnellement. Il s’agit de bilatéral dans le multilatéral.
… mais elle est aussi un moyen de réintroduire du multilatéral dans le bilatéral
Cette analyse est moins courante, mais on peut aussi considérer que L’Initiative participe à ce qu’on pourrait appeler une forme de « multilatéralisation » de l’aide bilatérale en santé.
En effet, ce dispositif est un bel outil de compréhension du monde et des enjeux de santé pour le gouvernement français. En lien direct avec les experts et les réalités de terrain, L’Initiative participe à la « remontée de l’information ». S’il est évident qu’elle contribue de cette façon à la définition des positionnements français au sein du Fonds mondial, elle est également une source d’information et d’inspiration précieuse pour l’aide publique française en matière de santé, plus généralement et bien au-delà du Fonds mondial, y compris pour l’action bilatérale de la France.
Ensuite, L’Initiative crée un lien entre le gouvernement français et une grande partie des acteurs français ou francophones impliqués dans la santé mondiale, en finançant leurs projets, en mobilisant leurs expertises et en créant des passerelles entre eux. Elle est une occasion indirecte pour le gouvernement français de créer, de fédérer et de fidéliser un réseau francophone sur les questions de santé mondiale, bien au-delà des enjeux multilatéraux du Fonds mondial.
Enfin et surtout, l’une des particularités de L’Initiative, ce qui la rend profondément différente des autres dispositifs d’assistance technique ou des autres guichets de financement, c’est l’ouverture de son comité de pilotage au-delà des acteurs du service public. En faisant le choix d’intégrer un représentant de la Croix-Rouge française, un représentant de la recherche française et deux représentants de la société civile, le comité de pilotage donne lui-même à L’Initiative une dimension multilatérale. Il ne s’agit plus seulement d’un dispositif piloté par le gouvernement français, mais d’une initiative multiacteurs, en cohérence avec les principes du Fonds mondial, qui donne à l’action française la richesse et la légitimité des initiatives multilatérales. Il s’agit de multilatéral dans le bilatéral.
Ces dix années d’évolution de L’Initiative sont parfaitement en lien avec la réforme globale de l’aide en santé, appelant le passage d’une approche strictement « santé », centrée sur les maladies, vers une approche plus globale, plus « systémique », incarnée par l’agenda 2030, et impliquant l’ensemble des parties prenantes.
L’Initiative incarne aujourd’hui ce renouvellement, dépassant la logique de la coopération au sens « classique » du terme (d’État à État), tout en restant, comme on l’a vu, et il faut en être bien conscient, un instrument d’influence au service de la France.