Accompagner pour renforcer santé et droits : immersion dans le quotidien de pairs éducatrices professionnelles du sexe
A Madagascar, Mandaniaina et Masinjaka, professionnelles du sexe, sont toutes deux pairs éducatrices dans le cadre du projet DESPS « Droits, Empowerment et Santé des personnes Professionnelles du Sexe » porté par Médecins du Monde et soutenu par L’Initiative. Formées pour accompagner leurs pairs, elles animent des maraudes nocturnes et participent à des ateliers d’autodéfense, tissant un lien de confiance essentiel pour lever les freins à l’accès aux soins et aux droits.
Un quotidien difficile, ponctué de violences et de dangers
Il est 19 h 30, Mandaniaina se faufile hors de sa chambre exiguë, serrant contre elle la couverture de son bébé. Elle chausse ses talons, se recoiffe, puis traverse la cour en direction du lieu de rencontre.
« Le matin, je dois déjà penser à gagner de quoi manger. Chacun de mes pas m’emmène vers un choix : la faim de mon enfant ou le danger de la rue », confie Mandaniaina.

Parmi les chauffeurs pressés et les vendeurs de rue, elle repère des potentiels clients pour la soirée. Toujours sur ses gardes, elle sait que la moindre seconde peut basculer en violence : « Un soir, un client en voiture 4×4 est venu à ma rencontre. Il a négocié avec moi le tarif. Nous étions d’accord, je suis montée dans la voiture, puis je lui ai proposé d’aller dans une chambre de passe. Il a refusé, préférant le faire en plein air. Nous, professionnels du sexe, savons que ces demandes sont parmi les plus dangereuses. Nous nous retrouvons en situation de vulnérabilité et sommes plus exposés aux attaques, aux violences. C’est pourquoi j’ai refusé. Il a commencé à me forcer, à m’insulter, et m’a enfermée dans sa voiture. Immédiatement, j’ai cassé la vitre avec mon talon pour m’enfuir. Sans cette technique, je ne sais pas où je serais aujourd’hui. »
À la tombée de la nuit, sensibiliser les pairs
Deux jours plus tard, 17 h 30, la nuit tombe sur Antananarivo.
Masinjaka regarde à travers l’entrée de sa maison de fortune. Elle est professionnelle du sexe depuis quelques années. Pour nourrir sa famille et aider à subvenir aux besoins, Masinjaka faisait ça en cachette de son mari au début. Quand il l’a appris, il l’a abandonnée avec ses enfants. Depuis, elle continue le travail du sexe pour pouvoir vivre.
Ce soir, Masinjaka délaisse les talons hauts et les jupes courtes, elle prend une autre posture pour accompagner ces pairs. Elle a prévu de réaliser une maraude dans les lieux de rencontre pour écouter et éclairer des professionnelles du sexe à la santé et à leurs droits. Elle va à leur rencontre, les informe de sa venue et du point de rendez-vous.
Trente minutes plus tard, les professionnelles du sexe se réunissent en cercle, autant attentives qu’hésitantes. L’une d’entre-elle trouve un client, et préfère partir. Elle a besoin d’argent et ne peut pas risquer de se réserver ces quelques minutes.
Masinjaka sort son matériel : un grand livre d’information illustré, des plaquettes, et un pénis en bois. La ruelle est sombre, la pair éducatrice allume sa lampe de poche et sourit : « Bonsoir, merci à vous d’être là. Comment ça va ? »

Elle brise la glace, demande des nouvelles, rigole avec ses pairs pour instaurer un climat de confiance. Masinjaka en vient à introduire les thématiques en droits et santé sexuels et reproductifs qu’elle va leur présenter. Transmission des infections sexuellement transmissibles, planning familial, services de santé disponibles, droit à la santé, droit à être prise en charge en cas de violence… les messages de sensibilisation s’enchaînent. Elle utilise des outils d’information, d’éducation, de communication comme un pénis en bois pour la démonstration de la pose du préservatif. Au plus proche de leur quotidien, les messages sont passés. Dans un milieu ponctué de violences, les professionnels du sexe se soutiennent et s’entraident. Les langues se délient. La discussion dérive et elles se livrent à Masinjaka. Une professionnelle du sexe prend la parole, elle est toujours choquée d’une situation qu’a vécue une de ses collègues récemment.
« Elle était enceinte. Pour préparer l’arrivée de son enfant et subvenir à ses besoins, elle a continué à travailler. Un soir, un client, seul, est passé en taxi. Le client l’a amenée dans le cimetière non-loin de là et soudain il y avait quatre autres personnes. Mon amie s’est faite agressée par ces cinq personnes. Ils ont abusé d’elle. Ils ont fini par s’enfuir, sans la payer, la laissant seule, traumatisée. Et puis, ensuite, elle a perdu l’enfant. »
Masinjaka le sait bien, il y a souvent des cas similaires, des professionnels victimes de clients qui refusent de payer après l’acte, d’abus, de violences, de viols. Ces situations sont fréquentes et marquent profondément. « La semaine prochaine aura lieu un atelier pour que vous appreniez l’auto-défense, vous êtes les bienvenues ! » lance la pair éducatrice à la fin de la maraude.
Savoir réagir face aux violences et au danger
La semaine suivante, Mandaniaina se prépare pour deux jours d’atelier de formation à l’autodéfense. À 8 h 30, elle franchit les portes d’une salle aménagée pour l’occasion. Dans l’air flotte l’odeur de caoutchouc des tapis de sport, dans la salle, un grand tableau blanc liste l’agenda : partage d’expériences, technique de négociation, apprentissage et mise en pratique des gestes d’autodéfense sans attaquer…
Autour de Mandaniaina, ces femmes, ces hommes, dont des personnes transgenres, venus de tous horizons, s’installent. L’atelier débute par un tour de table où chacune et chacun exprime ses attentes : se sentir en sécurité, savoir négocier, protéger son corps. À 9 h, le coach propose un pré‑test pour identifier les points forts et les craintes individuelles. Mandaniaina, forte de ses 11 ans d’expérience, écoute, toujours attentive avec son bébé dans les bras.
La première grande séquence de la journée porte sur la négociation : comment affirmer son refus d’un rapport sans préservatif ? Face à un coach jouant le rôle d’un client ivre, les participants s’entrainent et répètent pour savoir réagir.
Le geste est d’abord hésitant, la voix peu assurée. Peu à peu, les mots deviennent des boucliers verbaux, et les visages se redressent.
La journée se poursuit sur l’utilisation d’objets du quotidien pour se défendre : un foulard, un stylo, une chaussure, chaque objet peut être mis à profit pour se protéger. La ligne directrice est claire : savoir se défendre sans attaquer. Les participants s’échangent des rires complices – la timidité et l’appréhension laissent place à une ambiance d’empouvoirement, les participants se sentant devenir de plus en plus des gardiens de leur propre sécurité.

« Avant, je pensais que se défendre demandait de la force », confie une jeune professionnelle du sexe, « mais j’ai compris que tout est une question de technique et de stratégie. »
Le lendemain, autour d’une voiture, les coachs réalisent plusieurs simulations du quotidien des professionnels pour laisser place aux techniques physiques : entrer fesses d’abord dans une voiture pour ne pas risquer de se faire attaquer le visage, placer sa main sur la boucle de ceinture tout du long de la négociation, passer son bras à l’extérieur pour bloquer la fermeture d’une vitre. L’après-midi arrive et laisse place à la mise en pratique après un apprentissage des points faibles du corps humain et des stratégies pour mettre la force de son adversaire à profit. L’accent est mis sur les gestes avancés : se libérer d’une saisie par le cou, désarmer une attaque à l’arme blanche, se relever après une chute…

Mandaniaina témoigne : « Les techniques sont simples et directes. Il n’y a pas de mouvements inutiles. Tout le monde peut les exécuter. »
À la fin de la formation, les professionnels du sexe sont unanimes : la formation leur permet de prendre confiance en eux, d’apprendre les gestes et l’attitude pour se protéger sans attaquer.
« Je me sens prête à réagir en cas de problème, en gardant la tête froide », déclare Mandaniaina avec un ton assuré.
Des rues à la salle de sport improvisée, ces femmes, ces hommes, dont des personnes transgenres, incarnent l’esprit du projet : aller vers, écouter, outiller et autonomiser. Chaque maraude construit un pont de solidarité, chaque geste d’autodéfense est un rempart contre la violence. Pour enrayer efficacement le VIH – dont la prévalence est estimée en 2017 à 5,6 % chez les professionnelles du sexe, et 14,8 % chez les professionnels du sexe – et les infections sexuellement transmissibles, cibler ces populations vulnérables via des approches « par les pairs » est essentiel : en donnant aux professionnels du sexe les clés de négociation et de protection physique, le projet renforce non seulement leur sécurité, mais aussi leur capacité à exiger le port du préservatif et à accéder sereinement aux soins. C’est aussi là que se joue, au cœur des quartiers et dans l’intimité de ces ateliers, la prochaine victoire contre les infections, la violence et la stigmatisation.