Pour les personnes particulièrement exposées au VIH, la prophylaxie pré-exposition, couramment appelée PrEP, est un moyen de prévention qui a fait ses preuves. Ce traitement réduit presque totalement le risque de contamination. Le projet PrEP Femmes promeut le déploiement de la PrEP auprès des travailleuses du sexe, au Maroc et au Mali, des femmes transgenres et des partenaires d’usagers de drogues injectables à Maurice. Le docteur Lahoucine Ouarsas détaille les enjeux du projet.
Docteur Lahoucine OUARSAS
Médecin en santé publique, responsable du pôle des programmes Association de lutte contre le sida (ALCS) Maroc
Quelle est l’utilité de la PrEP ?
Comment votre association travaille-t-elle avec les travailleuses du sexe au Maroc ?
Dr Lahoucine Ouarsas : On estime qu’il y a environ 75 000 travailleuses du sexe au Maroc et nous sommes en contact avec la moitié d’entre elles. Certaines viennent dans nos structures fixes, cliniques et centres de dépistage. Nous pouvons aussi entrer en contact avec elles sur nos unités mobiles ou par l’intermédiaire des relais communautaires, qui emportent des mallettes de prévention sur certains lieux de fréquentation. Certaines d’entre elles, enfin, participent activement à nos activités et à l’élaboration de nos stratégies, elles peuvent devenir paires éducatrices.
Dans le cadre de la prévention combinée du VIH, nous travaillons sur trois axes. Le premier, l’axe comportemental touche à la négociation des rapports sexuels ou l’estime de soi par exemple. Le deuxième est l’axe biomédical, qui rassemble les soins, le dépistage et la prise en charge des IST. Enfin, le volet structurel est là pour tenter d’améliorer leur situation sociale et leur empouvoirement.
Comment s’est construit le projet PrEP Femmes ?
Dr Lahoucine Ouarsas : La PrEP est aujourd’hui une prévention indiquée pour les publics particulièrement vulnérables au VIH. Au Maroc, notre association a lancé une première expérience pilote sur la PrEP auprès des travailleuses du sexe et des hommes qui ont des relations avec les hommes en 2017. Ce premier projet a été évalué positivement et élargi. Mais nous avons constaté que les femmes utilisaient moins la PrEP que les hommes, et nous cherchons à comprendre pourquoi. Notre but est de comprendre les déterminants de cette sous-utilisation, et de mener une étude scientifique solide. À partir de ces données, nous voulons construire un service qui réponde mieux aux besoins des femmes concernées, et mener un plaidoyer auprès des décideurs pour lever les obstacles à la prise de la PrEP.
Entre 2020 à 2024, la première phase de votre étude sur la distribution de la PrEP aux populations clés a été soutenue par L’Initiative. Quelles barrières à la prise de la PrEP avez-vous identifiées ?
Dr Lahoucine Ouarsas : En premier lieu, prendre un médicament en continu alors qu’on n’est pas malade n’est pas très facile à accepter. D’autant que la prise du traitement par comprimés cause des effets secondaires désagréables (douleurs au ventre et nausées), surtout au début du traitement. Certaines personnes ont également exprimé leur inquiétude qu’on découvre qu’elles suivent ce traitement et qu’on les croie séropositives. La simple présence de la boîte chez elles peut poser un problème. Enfin, il y a des médecins réticents à prescrire la PrEP, craignant de renforcer la résistance du VIH au traitement. Il y a donc un certain nombre de barrières socioculturelles à surmonter et d’idées reçues à déconstruire, en plus des contraintes réelles du traitement.
Quels sont les objectifs de la deuxième phase du projet, qui a commencé au printemps 2024 ?
Dr Lahoucine Ouarsas : Nous cherchons, avec les bénéficiaires, comment surmonter ces barrières sociales. Certaines nous ont suggéré de changer la modalité de prise du traitement. Il existe des possibilités sous forme injectable, par anneau vaginal ou combiné aux contraceptifs oraux. Au cours de cette phase 2, nous allons notamment tester l’acceptabilité de la PrEP orale mobile et la PrEP injectable. Les femmes sont également en demande d’un meilleur accompagnement pour améliorer leur pouvoir de négociation au moment des rapports sexuels et ainsi imposer le préservatif et éviter les violences.
Pourquoi la PrEP injectable pourrait-elle constituer une bonne solution ?
Dr Lahoucine Ouarsas : Cette forme permettrait aux femmes concernées de ne plus avoir à penser à prendre leurs comprimés tous les jours tout en étant en sécurité pour plusieurs mois. Il existe des formules injectables de la PrEP, notamment le cabotégravir qui protège pendant deux mois. On espère que bientôt le lénacapavir, jusqu’ici réservé au traitement du VIH, sera disponible car il protège pendant six mois et se fait en sous-cutanée – donc une injection moins douloureuse. L’ennui, c’est que le coût de ces médicaments les rend inaccessibles : 20 000 dollars par personne et par an pour le cabotégravir, 40 000 pour le lénacapavir.
Comment faire face aux coûts de ces traitements ?
Dr Lahoucine Ouarsas : Nous attendons les formules génériques, qui ne devraient plus tarder à arriver sur le marché. Nous espérons aussi que si la demande est suffisante, les prix baisseront jusqu’à devenir abordables, autour de 80 dollars par personne et par an. Nous menons ainsi un plaidoyer au niveau international, avec l’appui de L’Initiative, pour avoir accès aux stocks du Fonds mondial et du President’s Emergency Plan for AIDS Relief (PEPFAR) américain. Nous demandons aussi aux laboratoires de vendre ce médicament à un prix accessible.
Vous travaillez en réseau avec des associations du Mali et de Maurice. Quel est l’intérêt d’une coopération internationale sur ce projet ?
Dr Lahoucine Ouarsas : Nous sommes tous membres du réseau Coalition PLUS ce qui facilite la collaboration et la coordination entre nous. Par ailleurs, le partage d’expertise et de bonnes pratiques est fondamental. Depuis mai 2020, nous coopérons avec ARCAD Santé Plus, qui travaille auprès des travailleuses du sexe au Mali, et avec PILS, qui promeut la PrEP auprès des femmes transgenres et des partenaires de personnes usagères de drogues injectables à Maurice. À Maurice, il n’y avait qu’une solution hospitalière, pas d’offre communautaire. Nous sommes allés présenter les résultats de la phase 1 de notre étude et les avons convaincus de changer d’approche et d’autoriser le personnel médical à se déplacer dans les structures de PILS. Le service a ainsi été rapproché des personnes les plus vulnérables.
Vous coordonnez également une plateforme de coopération dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord ?
Dr Lahoucine Ouarsas : Tout à fait, il s’agit de la plateforme MENA Coalition PLUS. Nos enjeux étant similaires entre pays culturellement proches, nous avons tout à gagner à partager nos solutions. Nous avons créé un guide régional, qui décrit comment mettre en place un service différencié pour déployer la PrEP auprès des populations clés. Différents modules de formation destinés aux médecins qui prescrivent la PrEP, aux soignants, aux travailleurs de terrain et aux pairs éducateurs sont à disposition, et chaque association peut les adapter à son contexte local.
Vous menez également des projets de recherche ensemble ?
Dr Lahoucine Ouarsas : Oui, car nous faisons face aux mêmes difficultés : nous collaborons et nous mutualisons nos efforts et expertises pour atteindre les populations difficilement joignables. Comment construire des échantillons représentatifs de populations, alors qu’il n’existe évidemment pas de listes des travailleuses du sexe, des personnes transgenres ou des partenaires d’usagers de drogues ? Nous avons établi un protocole, basé sur une méthode d’échantillonnage adaptée aux publics difficilement joignables. Notre méthode nous permet de baser notre plaidoyer sur des données solides.
Quels sont justement les points clés de votre plaidoyer auprès des autorités ?
Dr Lahoucine Ouarsas : Nous demandons d’abord la reconnaissance de l’expertise communautaire. Nous avons prouvé que nous sommes capables de prescrire la PrEP et de suivre attentivement les bénéficiaires, malgré la complexité de la gestion des médicaments. Nous plaidons ensuite pour la pérennité des financements, en mobilisant des financements domestiques et en allant chercher l’appui des élus locaux. Enfin, nous militons pour un accès universel de tous et toutes aux soins de santé, à la dignité et au respect des droits. Qu’on ait des papiers ou non, quel que soit notre mode de vie.