CoMPSS : soutenir les femmes consommatrices de drogues en temps de guerre
La guerre en Ukraine a aggravé la vulnérabilité des populations à risque, en particulier des femmes qui consomment des drogues. Elles font face à une stigmatisation accrue, à la violence domestique et aux abus sexuels. Dirigé par l’Alliance pour la Santé publique (APH) et VONA, le projet CoMPSS leur apporte un soutien psychologique, social et médical, ainsi qu’un accès à la thérapie de substitution aux opioïdes (TSO). Yevheniia Zakrevska, responsable senior à l’APH, et Olga Dolechek, responsable du projet CoMPSS, sont accompagnées de Tetyana Lebed, directrice de VONA, et de Kateryna Hrytsaenko, responsable de la ligne d’assistance nationale sur les problèmes de dépendance aux drogues et la TSO. Elles reviennent sur la situation des femmes consommatrices de drogues en Ukraine et sur l’apport du projet CoMPSS en cette période de guerre.
Quelle est la situation des femmes en Ukraine, en particulier des femmes consommatrices de drogues ?
Tetyana Lebed : J’ai moi-même commencé à consommer très jeune et je vis encore avec cette réalité aujourd’hui. Cependant, grâce aux programmes de substitution aux opiacés, ma vie a changé : en 2004, j’ai intégré un programme qui venait d’être mis en place en Ukraine, et cela m’a permis de reprendre le contrôle de mon existence, même si je dépends encore d’un traitement quotidien. De nombreuses femmes dans ma situation restent invisibles, par peur d’être encore plus marginalisées. En Ukraine, les femmes qui consomment des drogues sont particulièrement stigmatisées. Elles craignent de demander de l’aide médicale : elles ne veulent pas être jugées ou perdre la garde de leurs enfants. C’est pourquoi, en 2018, nous avons fondé le Réseau ukrainien des femmes qui consomment des drogues (VONA) : pour soutenir les femmes, notamment celles vivant dans des petites villes ou des zones rurales, et les aider à affirmer leurs droits et à se protéger de la violence. Cela est crucial, surtout en période de guerre, lorsque la stigmatisation a tendance à s’intensifier.
Yevheniia Zakrevska : Les femmes consommatrices de drogues font partie des populations les plus vulnérables, au même titre que les personnes vivant avec le VIH ou souffrant d’hépatite virale. L’une des initiatives clés d’APH est de soutenir les femmes pour qu’elles commencent et restent dans le programme de TSO. APH agit pour améliorer leur accès aux soins. Pourtant, seulement 12,5 % des bénéficiaires sont des femmes, bien que le TSO soit gratuit. Ce faible pourcentage est dû à la peur du jugement, au manque d’informations et aux barrières à l’accès. Or, elles sont plus vulnérables aux comorbidités : 44 % des femmes en traitement sont porteuses du VIH, contre 26,26 % des hommes.

Quels défis ces femmes rencontrent-elles pendant la guerre ?
Yevheniia Zakrevska : Avant la guerre, l’Ukraine comptait environ 317 000 personnes s’injectant des drogues, dont 63,3 % avaient des troubles liés à la consommation d’opioïdes. Les femmes représentaient un cinquième de cette population et seulement 2 658 avaient accès au TSO. La stigmatisation médicale et sociale est particulièrement forte : la société et même leurs familles perçoivent la dépendance comme une « mauvaise habitude » qu’elles devraient simplement arrêter. À cause de la guerre, de la destruction des infrastructures, des migrations massives et de l’effondrement économique, ces femmes se retrouvent dans une précarité extrême. Isolées, sans emploi ni ressources financières, beaucoup peinent à poursuivre leur traitement. Certaines n’ont d’autre choix que de se tourner vers le travail du sexe pour survivre. De plus, la guerre apporte violence, torture et humiliation, laissant des cicatrices physiques et psychologiques profondes, qui rendent ces femmes encore plus vulnérables et marginalisées.
Tetyana Lebed : La violence domestique s’est aussi intensifiée. De nombreux hommes reviennent du front, traumatisés, et cela se traduit souvent par des violences au sein du foyer. Dans ce contexte, les femmes souffrant d’addictions se sentent encore moins légitimes à demander de l’aide.
Kateryna Hrytsaenko : Une autre grande barrière est l’accès aux soins de santé : les femmes n’ont d’autre option que d’amener leurs enfants dans les cliniques pour des soins, car elles n’ont personne pour s’en occuper. Cela crée des défis supplémentaires.
Quelles mesures ont été mises en place ?
Yevheniia Zakrevska : En partenariat avec Frontline AIDS, nous travaillons sur un guide de bonnes pratiques en matière de genre. Il fournit des outils, des preuves et des bonnes pratiques pour que les programmes de lutte contre le VIH intègrent les normes de genre et tiennent compte des stéréotypes freinant la prévention, le traitement, les soins et les droits sexuels et reproductifs (DSR). Nous développons aussi des supports de formation et organisons des sessions pour les travailleurs communautaires de l’ONG partenaire VONA et pour les représentants des hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), des personnes transgenres, non binaires et consommatrices de drogues. Ces formations leur fourniront les outils – notamment de plaidoyer – pour appliquer une approche transformative du genre et lutter contre les obstacles à l’accès aux traitements et services de prévention du VIH.
Kateryna Hrytsaenko : Sur le volet juridique, nous avons intégré un avocat au sein du projet, pour que les femmes puissent signaler des problèmes liés aux violences policières, aux conflits de garde d’enfants ou à d’autres discriminations. Nous leur offrons une assistance juridique et parajuridique pour qu’elles connaissent leurs droits et puissent se défendre. Ce travail va de pair avec une présence sur le terrain, indispensable pour gagner leur confiance et les convaincre de demander de l’aide.
Olga Dolechek : À Lviv, Kyiv, Odessa, Dnipro et Kryvyi Rih, nous avons ouvert, avec le soutien de L’Initiative / Expertise France, des « Espaces Mère et Enfant », où les femmes en traitement peuvent recevoir un soutien médical et psychosocial complet tout en étant accompagnées de leurs enfants. Ces espaces sont conçus pour leur bien-être et leur sécurité, avec des aires de jeux pour les enfants. Nous avons également créé des espaces sûrs comme la « Salle Verte » à Dnipro, où les victimes de violence (tous genres confondus) reçoivent un soutien psychologique, social et juridique qualifié.
Kateryna Hrytsaenko : Il est aussi crucial d’améliorer l’accès aux soins gynécologiques. Beaucoup de femmes évitent les consultations par peur du jugement ou à cause d’expériences traumatisantes avec des médecins. Nous travaillons donc avec des professionnels sensibilisés et bienveillants.

Quels sont les résultats concrets de vos initiatives ?
Yevheniia Zakrevska : En 2024, nous avons soutenu 415 femmes dans nos « Espaces Mère et Enfant » et 62 survivantes de violence dans la « Salle verte ». 85 % des femmes ayant commencé un traitement de substitution aux opioïdes restent en traitement, ce qui représente un excellent taux de maintien. Nous réalisons également des dépistages pour la tuberculose et surveillons la santé des enfants.
Olga Dolechek : Nous avons vacciné gratuitement des femmes consommatrices de drogues contre le papillomavirus humain, une première en Ukraine, grâce à l’aide de L’Initiative. Nous leur permettons aussi d’accéder à des consultations spécialisées (gynécologie, psychiatrie…) pour mieux comprendre leur corps, notamment lors de la ménopause, un sujet longtemps ignoré. Au-delà de l’accompagnement médical, notre priorité est de faire évoluer les mentalités : l’addiction est une maladie chronique, et non un choix.