« On a vraiment avancé à l’aveugle » – Comprendre le parcours en santé des victimes de violences sexuelles à Madagascar
Médecin de santé publique et lauréat de la bourse d’excellence Françoise Barré-Sinoussi soutenue par L’Initiative – Expertise France, le Dr Sedera Rakotondrasoa a mené une étude sur le parcours des victimes de violences sexuelles dans la région d’Analamanga, à Madagascar. Son travail met en lumière des obstacles concrets — autocensure suite au traumatisme, fragmentation des services, coûts indirects — et propose des solutions opérationnelles pour rendre l’offre accessible.
Pouvez-vous vous présenter ?
Dr Sedera Rakotondrasoa : Je suis médecin de santé publique. Sur le terrain, je coordonne les programmes de lutte contre les maladies transmissibles dans un district sanitaire de la région Analamanga, à Madagascar. Mes recherches portent sur le VIH, la santé maternelle et infantile, la tuberculose, l’hépatite virale et les maladies tropicales négligées. Je m’intéresse particulièrement aux populations les plus vulnérables, notamment les femmes et les enfants.
Quel est l’objet de votre étude et pourquoi l’avoir menée ?
Dr Sedera Rakotondrasoa : Mon étude analyse le parcours réel des victimes de violences sexuelles dans la région d’Analamanga.
J’ai choisi ce sujet car la violence sexuelle touche environ 13,7 % des femmes, un chiffre déjà alarmant mais qui cache une réalité encore plus grave car largement sous-déclarée. Dans le cadre de mes fonctions, j’ai constaté que de nombreux soignants en périphérie hésitaient à prendre en charge ces cas souvent par crainte des implications médico-légales, alors même que les victimes, notamment en milieu rural, peinent à accéder aux soins essentiels comme la prévention des infections sexuellement transmissibles et le VIH.
Face à cette fragmentation, le Centre Vonjy représente un modèle d’excellence qui regroupe tous les services essentiels – soins, soutien psychologique, accompagnement judiciaire – en un seul lieu. Mais ce centre reste-t-il vraiment accessible pour les victimes qui en ont le plus besoin ? Je voulais comprendre cet écart entre le modèle idéal et la réalité du terrain, ainsi que les blocages concrets du système.
Quels sont les principaux enseignements de votre rapport ?
Dr Sedera Rakotondrasoa : Trois enseignements me semblent cruciaux.
D’abord, l’initiation du parcours : beaucoup de victimes n’osent pas franchir la première étape — paralysées par le traumatisme et la peur du jugement. C’est au système d’aller vers elles, avec des points d’entrée accessibles dans les communautés.
Ensuite, la fragmentation du parcours : les victimes naviguent entre services mal articulés, répètent leur histoire et s’épuisent ; l’enjeu est de créer des passerelles claires entre les acteurs.
Enfin, l’accessibilité financière : même quand la prise en charge est dite « gratuite », les coûts indirects (transport, certificats, examens) restent des barrières majeures pour les plus démunis.
J’ai toujours en tête le cas d’une femme d’une quarantaine d’années, vivant dans un village reculé de Madagascar. Après avoir subi une agression sexuelle, elle n’a demandé de l’aide que trois mois plus tard. La honte la paralysait, la peur des rumeurs l’empêchait d’agir. Elle ignorait qu’une prise en charge médicale d’urgence existe dans les 72 heures, notamment pour avoir accès à une prophylaxie post-exposition contre le VIH, et qu’il existe des centres spécialisés comme le Centre Vonjy. Elle pensait aussi qu’une consultation coûtait 10 000 Ariary, environ 2 €, une somme qu’elle n’avait pas. Quand la douleur est devenue insupportable, elle a frappé à plusieurs portes. Une responsable locale lui a demandé un certificat médical payant. À l’hôpital de district, on lui a répondu qu’il n’y avait « aucune preuve », trop de temps ayant passé depuis l’agression. C’est finalement un gendarme puis un procureur, qui ont pris le temps de l’écouter et l’ont orientée vers le Centre Vonjy. Pour s’y rendre, elle a dû emprunter de l’argent pour payer son transport. Au centre, la gratuité annoncée s’est heurtée à la réalité du manque d’équipements. Elle a été renvoyée d’un hôpital à l’autre pour des examens, impliquant pour sa famille le déboursement imprévu d’une importante somme d’argent, 100 000 Ariary, environ 20 €.
La bourse d’excellence Françoise Barré-Sinoussi a-t-elle été déterminante pour votre travail ?
Dr Sedera Rakotondrasoa : La bourse a été décisive. J’ai eu l’honneur d’être lauréat de cette bourse d’excellence, un programme sélectif financé par L’Initiative – Expertise France. Cela m’a permis de suivre le Master 2 « Santé Globale dans les Suds » à Bordeaux et de réaliser cette étude à Madagascar. Concrètement, cette bourse a été la clé qui a tout rendu possible : elle a couvert la formation, la logistique terrain, et surtout, elle a garanti des conditions éthiques irréprochables en me permettant de dédommager les participantes et participants pour leur temps et leurs frais.
Sur le plan professionnel, elle m’a donné légitimité et méthodes ; personnellement, elle a confirmé mon projet de carrière. Les retombées sont concrètes : un rapport avec des recommandations directement mobilisables, et la perspective de publications scientifiques qui contribueront durablement à la recherche sur ce sujet.
Quelles suites opérationnelles recommandez-vous ?
Dr Sedera Rakotondrasoa : Mon rapport propose une feuille de route détaillée, mais si je devais en retenir les actions prioritaires, elles s’articulent autour de trois niveaux. Pour les décideurs : rendre le système proactif et coordonné — mise en place d’un protocole officiel entre Santé, Police et Centre et d’un outil de suivi partagé pour éviter le « ping-pong institutionnel ». Pour les ONG et acteurs de terrain : intensifier la sensibilisation sur le délai de 72 heures et créer des fonds d’urgence pour couvrir transports et frais administratifs. Pour les praticiens : adopter une écoute bienveillante, orienter clairement et rapidement vers le service spécialisé le plus proche.
Ce rapport ne se contente pas de constater : il analyse en profondeur les raisons de la fragmentation du système, à partir des témoignages des victimes et des professionnels. Il propose une feuille de route claire et pratique pour transformer les intentions en actions concrètes.
Je tiens à remercier profondément les victimes qui ont partagé leur histoire. Leur courage alimente ce travail. Mon souhait le plus sincère est que cette étude, même à petite échelle, contribue à ce que de moins en moins de victimes de violences sexuelles aient un jour à dire : « On a vraiment avancé à l’aveugle ».