TRI-MOM : vers la triple élimination de la transmission mère-enfant
Au tournant des années 2000, l’Afrique sub-saharienne faisait face à une épidémie de VIH-sida sans précédent : on estime que 25,3 millions d’Africains vivaient avec cette infection fin 2000. Pour freiner la transmission mère-enfant de l’infection, l’OMS recommandait alors d’intégrer les services de dépistage et de traitement du VIH aux soins prénatals. Cette stratégie, étendue à la syphilis, a contribué à stabiliser l’épidémie et à sauver plus d’un million de vies en Afrique, entre 2005 et 2014. L’hépatite B, en revanche, est longtemps restée en marge des priorités de santé publique, alors qu’elle touche entre 10 et 20 % des personnes vivant avec le VIH dans cette région. Face à ce constat, l’OMS a lancé en 2022 un appel pour la triple élimination de la transmission mère-enfant de ces trois infections à l’horizon 2030, à partir d’une approche intégrée et coordonnée. L’enseignante-chercheuse Sylvie Boyer coordonne le projet TRI-MOM, mis en œuvre en Gambie et au Burkina Faso, qui vise à expérimenter et évaluer une stratégie de triple élimination du VIH, de la syphilis et de l’hépatite B chez les femmes enceintes.
Comment ce projet a-t-il vu le jour ?
Sylvie Boyer : Je suis enseignante-chercheuse à l’Unité mixte de recherche (UMR) 912 (Sciences économiques et sociales de la santé et traitement de l’information médicale – SESSTIM). Cette unité est soutenue par l’INSERM, l’IRD et l’université Aix-Marseille. J’ai d’abord mené des travaux sur les politiques et stratégies d’accès aux traitements du VIH en Afrique sub-saharienne dans le cadre de ma thèse, puis je me suis progressivement orientée vers l’évaluation des stratégies de lutte contre l’hépatite B en Afrique de l’Ouest. Ce champ était délaissé par rapport à la lutte contre le VIH ; les moyens alloués à la riposte contre les hépatites étaient en effet très réduits et les programmes nationaux de lutte contre ces infections se sont développés seulement récemment. Résultat : la lutte contre l’hépatite B accuse aujourd’hui un retard important sur le continent africain.
En 2016, j’ai mené un premier projet sur cette maladie virale au Sénégal, financé par l’ANRS-MIE, pour en évaluer le fardeau dans la population. À la suite de celui-ci, j’ai orienté mes travaux vers l’évaluation de nouvelles stratégies de lutte contre l’hépatite B dans deux domaines : la simplification de la prise en charge des adultes et la prévention de la transmission mère-enfant. Avec nos partenaires au Burkina Faso et en Gambie, nous avons réfléchi à un projet de recherche interventionnelle permettant d’intégrer le dépistage et la prise en charge de l’hépatite B, chez les femmes enceintes, aux services existants, en capitalisant sur l’expérience acquise avec le VIH et la syphilis. TRI-MOM a ainsi vu le jour afin de proposer l’expérimentation et l’évaluation d’une stratégie pilote de triple élimination de la transmission mère-enfant dans les deux pays d’intervention.

Quels sont les enjeux autour de la co-infection VIH, hépatite B et syphilis, en particulier chez les femmes enceintes ?
Sylvie Boyer : Chacune de ces infections présente un risque important pour la mère comme pour l’enfant, mais, combinées, leurs effets peuvent être encore plus graves. Par exemple, une co-infection VIH-hépatite B chez les mères augmente le risque de transmission des infections au bébé ainsi que le risque de développer des formes sévères de la maladie, qui peut notamment évoluer, pour l’hépatite B, vers un cancer du foie, difficilement traitable.
L’enjeu principal est donc de dépister les infections le plus tôt possible chez la femme enceinte, idéalement au début de la grossesse, afin d’empêcher la transmission au bébé. Cette transmission peut se produire au cours de la grossesse, à l’accouchement ou après la naissance de l’enfant via l’allaitement, dans le cas de l’infection VIH. Plus l’infection est contractée tôt dans la vie, plus elle risque d’évoluer vers une forme grave à l’âge adulte, avec des complications à long terme telles que la cirrhose ou le cancer du foie pour l’hépatite B. En identifiant rapidement les infections, il est possible de mettre en place un traitement adapté, selon la présence éventuelle de co-infections, et de renforcer le suivi clinique et l’observance afin d’éviter l’apparition de résistances aux traitements, pour les infections VIH et hépatite B. Un traitement efficace de ces infections réduit la quantité de virus rendant celui-ci indétectable ; le risque de transmission de la mère à l’enfant est alors quasi-nul. Adopter une stratégie prénatale permet non seulement de prévenir les transmissions verticales (mère-enfant) et, dans le cas de l’hépatite B, les transmissions horizontales (avec les enfants de son entourage). Cette stratégie permet aussi d’améliorer la santé de la mère dont les infections sont contrôlées et ainsi d’améliorer durablement la santé d’une population.
Quel est le contexte dans les deux pays où vous intervenez, la Gambie et le Burkina Faso ?
Dans toute l’Afrique de l’Ouest, il existe un retard en matière de prévention de l’hépatite B, notamment pour la vaccination à la naissance des nourrissons ainsi que le dépistage et traitement préventif chez les femmes enceintes. Pourtant, la prévalence chez les adultes y est très élevée. En Gambie, avant les campagnes de vaccination des années 2000, elle atteignait 10 à 12 %. Elle a depuis chuté autour de 6 %. Mais ce succès reste partiel : la vaccination des nouveau-nés est souvent administrée avec retard, alors que pour prévenir efficacement la transmission mère-enfant, elle devrait être administrée dans les vingt-quatre premières heures de vie. Au Burkina Faso, les estimations varient selon les régions, mais la prévalence chez les adultes reste autour de 10 %. Ces deux pays présentaient donc un contexte épidémiologique pertinent pour tester une approche de triple élimination. De plus, la couverture en dépistage et traitement de l’hépatite B chez les femmes enceintes était très basse, contrairement à l’infection VIH.
L’expérimentation de cette stratégie dans ces deux pays est possible grâce à un large consortium associant partenaires scientifiques, associatifs et programmes nationaux. L’IRD, avec l’équipe du SESSTIM, en est le porteur principal. Au Burkina Faso, le projet est mis en œuvre par le Centre Muraz et coordonné par Alice Guingane, et l’association REVS PLUS, en charge des activités communautaires. En Gambie, la mise en œuvre est assurée par le MRC Unit The Gambia, dirigé par Maud Lemoine, avec le Young Gambian Mums Fund pour le volet communautaire. Nous avons également le soutien du Programme national de lutte contre le VIH – désormais étendus à l’hépatite en Gambie – et de l’Institut Pasteur de Paris.

Quel est l’appui du projet aux Programmes nationaux ?
Sylvie Boyer : Le projet met à disposition les intrants nécessaires à la prévention de la transmission mère-enfant des trois infections de façon complémentaire aux programmes nationaux. Par exemple nous fournissons les tests de dépistage et traitement de l’hépatite B chez les femmes enceintes, et les programmes fournissent les tests de dépistage du VIH et de la syphilis ainsi que les traitements du VIH. Notre but, en Gambie et au Burkina Faso, est d’apporter aux gouvernements des connaissances utiles sur comment concevoir et mettre en œuvre des stratégies nationales de triple élimination. Il s’agit de comprendre, à partir de l’expérience pilote de TRI-MOM, ce qui marche et ce qui ne marche pas afin de favoriser le succès des stratégies nationales qui se mettent en place. En Gambie, un comité de pilotage a été mis en place dès le début du projet en septembre 2023, et nous travaillons étroitement avec les autorités pour nourrir leurs réflexions et apporter des éléments de réponse à leurs problématiques. Par exemple, une des questions clés qui se pose concerne le choix de la stratégie de traitement pour l’hépatite B. Contrairement au VIH, où la conduite à tenir est bien définie – un test positif, un traitement immédiat–, il existe deux options possibles pour l’hépatite B. La première : cibler uniquement les femmes ayant une forte charge virale, et donc un risque élevé de transmission, la deuxième : traiter toutes les femmes testées positives. La première option, qu’on appelle stratégie ciblée, implique des tests supplémentaires pour mesurer la charge virale, souvent coûteux et peu disponibles. La seconde, dite stratégie universelle, a été proposée récemment par l’OMS lorsque la mesure de la charge virale n’est pas disponible : elle implique de traiter toutes les femmes dépistées positives à titre préventif mais sans certitude qu’elles soient à risque de transmission (seules 10% des femmes environ sont en effet à risque de transmission).
Actuellement, il y a peu de données pour comparer ces deux stratégies. TRI-MOM teste ces deux approches. Dans chacun des pays, trois sites appliquent la stratégie ciblée, et un quatrième la stratégie universelle. L’évaluation comparative apportera des premières informations qui pourront guider les décisions politiques futures.
Comment les femmes, et plus largement les communautés, sont-elles impliquées dans le projet ?
Sylvie Boyer : Nous avons intégré le dépistage de l’hépatite B au dépistage du VIH et de la syphilis dans les services prénatals de huit formations sanitaires pilotes : quatre en Gambie et quatre au Burkina Faso. Mi-juin 2025, environ 10 000 femmes avaient déjà été dépistées en Gambie (sur un objectif de 12 000), dont environ 500 se sont révélées positives à au moins une infection, principalement l’hépatite B. 86% des femmes dépistées positives pour l’hépatite B, et ayant besoin d’un traitement, ont pu être traitées pendant leur grossesse. Au Burkina Faso, le projet a démarré plus récemment, en mars 2025. 1 770 femmes avaient été testées mi-juin 2025 et 188 femmes dépistées positives à l’une ou plusieurs des infections.
Les actions menées par le projet auprès des femmes ne sont pas uniquement cliniques. Nous développons également une composante communautaire importante. Le but : renforcer leurs connaissances dans le domaine de la prévention de la transmission mère-enfant des trois infections et les accompagner dans leurs démarches de soins. Cet empouvoirement des femmes passe par un accompagnement pour les aider à prendre des décisions éclairées concernant leur santé et celle de leur bébé. Concrètement, REVS PLUS a formé et mis à disposition, dans les sites d’étude, des médiatrices paires en charge de la conduite de cet accompagnement communautaire. Celui-ci prend notamment la forme d’entretiens individuels réguliers, avec les femmes enceintes touchées par les infections, pour les appuyer dans l’acceptation de leur statut et le partage de celui-ci avec leur conjoint. Ces infections, notamment le VIH, restent très stigmatisées. Dans le cas où les femmes souhaitent ne pas partager leur statut, les médiatrices paires prennent en compte leur contexte social, pour avoir la meilleure approche d’accompagnement possible, et éviter les ruptures de soin.
En parallèle, les équipes projet ont formé dans chacun des pays une centaine de soignants des sites d’études à la fois à la stratégie de triple élimination du projet et à la prévention ainsi que la prise en charge des trois infections. L’objectif est qu’ils aient toutes les cartes en main pour pouvoir faire un dépistage de qualité, informer les femmes qui sont positives et mettre en place des traitements adaptés.
Quel a été le rôle de L’Initiative dans ce projet ?
Sylvie Boyer : L’Initiative a été une opportunité de financement unique permettant de soutenir à la fois l’implémentation d’une nouvelle stratégie intégrant la prévention de la transmission mère-enfant de l’hépatite B à celle du VIH et de la syphilis ainsi que d’un volet recherche opérationnelle, indispensable afin d’évaluer cette stratégie. L’Initiative apporte également un soutien financer complémentaire aux Programmes nationaux, très appréciés par ces derniers, pour tester et mettre en œuvre la triple élimination tout en offrant la possibilité de nicher un volet recherche opérationnelle, précieux à la fois pour les chercheurs et les décideurs afin de guider les politiques dans ce domaine.