Ya‑Fohi : Immersion au cœur de la réduction des risques en Côte d’Ivoire

Reportage 29 septembre 2025

Depuis 2015, L’Initiative – Expertise France a soutenu le projet Ya Pas Drap porté par Médecins du Monde puis le projet Ya-Fohi porté par Espace Confiance dans la mise en place d’une stratégie de réduction des risques, alliant soins médicaux, prévention et accompagnement psychosocial et actions de terrain .

Lorsque la caméra s’allume, Abidjan ne se pare d’aucun filtre : les ruelles vibrent, les visages apparaissent aussi francs que le soleil du matin. C’est dans cette lumière crue que commencent nos rencontres — et, avec elles, l’histoire de Ya-Fohi. Le reportage autour de ce projet porté par l’ONG ivoirienne Espace Confiance avec le soutien de L’Initiative, vise d’abord à rendre visible les PUD, victimes d’une marginalisation par la société : des vies marquées par les risques liés à l’usage de drogues, la violence et l’exclusion.
Le matin du tournage, la pellicule capte des voix sans fard.

Ya Fohi - Une personne usagères de drogues dans les rues d’Abidjan
Une personne usagères de drogues dans les rues d’Abidjan

Karim souhaite s’exprimer. Il s’installe, la caméra se positionne, le micro est tendu. Il ouvre la discussion : « C’est très difficile, les conditions de vie. C’est encore plus dur qu’une formation militaire. Tu vois tes amis mourir et tu ne peux rien faire. »

Quelques minutes plus tard, Frédéric, face à l’objectif, pose la blessure sociale en une phrase lapidaire et puissante : « Si tu es un junkie, tu es mal vu par la société. C’est difficile de gagner son pain. Partout où tu vas, tu restes juste un junkie. Mais je suis un humain. J’ai le droit de vivre comme vous. »

À côté d’eux, Pascaline Zongo éclaire une double vulnérabilité : « C’est encore plus dur d’être une femme. Tu es obligée de pratiquer le travail du sexe pour pouvoir consommer. Laisser les enfants à la maison et venir te vendre pour pouvoir consommer, tout ça, ce n’est pas bien. »

Ces témoignages, filmés en plans serrés, ne sont pas de simples paroles recueillies : ils invitent à regarder, à comprendre et à rompre l’indifférence. La caméra devient alors salon d’écoute, et le tournage, acte de justice — celui de donner voix et visage à des personnes courageuses, dans le besoin, mais invisibilisées.

L’après-midi, la caméra suit l’équipe au CASA d’Abidjan, le Centre d’accompagnement et de soins en addictologie où se déploie l’action concrète de Ya-Fohi. Là, les mots techniques cèdent la place au tangible : salles de consultation, brochures de prévention, file pour le dépistage — mais surtout, des personnes qui passent la porte sans risquer la stigmatisation et reçoivent une prise en charge.

Face à l’objectif, le Dr Zahoui Feriole, responsable du centre, expose la philosophie du lieu : « Dans le cadre du projet, nous mettons en œuvre plusieurs activités. Il y a deux approches : une prise en charge holistique des bénéficiaires au niveau du centre, avec des services communautaires, sociaux, psychologiques et médicaux ; une prise en charge en addictologie pour répondre à une demande croissante de soins adaptés ». Filmés, les gestes du soin — dépistage rapide, remise d’un kit stérile (seringues), traitement — deviennent preuves palpables d’une politique de santé qui ne reste pas abstraite.

C’est aussi au CASA que l’on mesure la place centrale des pairs éducateurs. Le tournage suit leurs pas, de jour comme de nuit, et laisse parler ceux qui viennent des lieux de consommation. Irié Ezechiel, qui connaît le ghetto avant d’être pair éducateur se confie : « J’ai découvert ce projet en tant que consommateur. Un ami qui travaillait dans la structure m’a parlé du CASA. J’y suis allé, et ils m’ont recruté comme agent de santé. J’ai commencé à travailler. L’agent de santé permet aux médecins et aux soignants d’entrer dans les fumoirs et les ghettos, pour avoir accès aux autres usagers de drogues. » Sa parole, saisie en plan serré, montre combien la confiance crée un pont difficile à établir autrement : là où la marginalisation, les discriminations, les violences et la crainte freinent l’accès à la santé, un visage familier ouvre un chemin vers les soins.

La méthodologie du CASA se lit dans ces séquences : une approche intégrée, attentive à la santé mentale, attentive aux besoins spécifiques des femmes, et adossée à un accompagnement social. Filmées, les interactions entre équipes et bénéficiaires dessinent un modèle humain — et fragile — qui demande à être renforcé et soutenu.

Quelques jours plus tard, la caméra débarque à San-Pedro. Sous le préau du CASA local, une séance de sensibilisation explique, devant des dizaines d’usagers de drogues, les risques liés à la transmission du VIH et de la tuberculose lors de la consommation. La caméra capte l’animateur qui montre l’usage d’un matériel propre, l’infirmière qui effectue un dépistage rapide, le silence attentif puis l’accompagnement quand un dépistage positif reçoit une orientation immédiate. Ces images disent le sens profond de Ya-Fohi : amener la prévention au contact des personnes, là où elles sont, plutôt que d’attendre qu’elles franchissent des portes souvent laissées fermées, qu’elles ne traversent pas par crainte de subir stigmatisation et discrimination.

Ya Fohi - Séance de sensibilisation aux risques liés à l’usage de drogues
A San-Pedro, une séance de sensibilisation aux risques liés à l’usage de drogues

C’est à travers ces séquences que le contour du projet se précise : Ya-Fohi, lancé en janvier 2024, assure l’appropriation locale d’une stratégie qui avait commencé en 2015 via le projet Ya Pas Drap. Là où Médecins du Monde avait posé les premiers jalons de la réduction des risques, Espace Confiance, avec ses partenaires — APROSAM, ASAPSU, ENDA Santé — prend le relais et consolide une offre présente à Abidjan, Bouaké et San-Pédro. Près de 11 050 personnes usagères de drogues, dont 1 459 femmes, bénéficient d’interventions ciblées qui incluent la santé mentale et un accompagnement juridique.
En passant la main à l’ONG Ivoirienne au premier plan, le projet Ya Fohi vise à pérenniser et étendre les acquis. Cette transition symbolise l’ancrage local d’une réponse qui bouscule les regards et vise à placer la dignité des PUD au cœur de la politique sanitaire.

Ya Fohi - Irié Ezechiel, pair éducateur, explique son œuvre racontant son vécu de personne usagère de drogues 2
Ya Fohi - Irié Ezechiel, pair éducateur, explique son œuvre racontant son vécu de personne usagère de drogues
Irié Ezechiel, pair éducateur, explique son œuvre racontant son vécu de personne usagère de drogues.

Le documentaire n’efface pas les limites. Dans les plans apparaissent aussi les défis : la nécessité d’intégrer durablement la réduction des risques à la pyramide sanitaire, d’assurer un accès fiable aux traitements de substitution aux opiacés comme la méthadone, d’élaborer des réponses adaptées selon les genres et de protéger juridiquement des populations longtemps criminalisées. Les images de consultations, de maraudes et d’ateliers deviennent autant d’arguments visuels pour élargir les moyens et la volonté d’action.

Témoignage brut, gestes soignants, engagement communautaire et travail organisationnel sont l’âme du film. Il ne se contente pas d’exposer : il fait comprendre comment la prise en charge devient relation, comment la méthodologie d’intervention apprend des lieux de consommation, et comment les voix des bénéficiaires fondent le récit d’une action qui rend la santé accessible, intégrée et respectueuse des droits humains.

Pour prolonger cette immersion et voir ces visages, regardez le documentaire complet « Ya-Fohi : agir pour la santé des usagers de drogues ». Image après image, il raconte l’histoire d’un projet qui ne se contente pas de soigner : il redonne une place aux PUD.

Droits humains Populations vulnérables Santé communautaire Usagers de drogues injectables (UDI)